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Lors de sa 111ème session qui s'est tenue à Genève du 7 au 11 juillet 2014, le Comité des droits de l'homme des Nations Unies a rendu sa décision dans l'affaire de l'arrestation suivie de la disparition de Lakhdar Bouzenia, député du Front Islamique du Salut (FIS) de Chefka, dans la wilaya de Jijel, située sur la côte au nord-est de l'Algérie.

Le 8 janvier 2010, Alkarama a saisi le Comité d'une plainte au sujet de l'arrestation arbitraire de Bouzenia suivie de sa disparition au cours de son transfert effectué par l'administration pénitentiaire et la gendarmerie nationale (Darak Al Watani) entre la prison de Jijel et celle de Constantine, le 27 octobre 1993.

Rappel des faits

Âgé de 38 ans au moment de son arrestation, Lakhdar Bouzenia était père de quatre enfants et professeur de littérature arabe au lycée de Sidi Abdelaziz dans la wilaya de Jijel. Figure politique au sein du FIS, il avait été élu à la majorité absolue des voix (64,81%) pour la circonscription de Chefka dès le premier tour des élections législatives du 26 décembre 1991, élections qui furent annulées à la suite du coup d'état militaire du 11 janvier 1992.

Bouzenia a été arrêté sans raison, le 24 mai 1993, à un barrage routier installé par la gendarmerie nationale dans la localité d'El Ancer dans la division administrative (wilaya) de Jijel. Au cours de cette même période, des dizaines de militants et d'élus du FIS ont été arrêtés dans la même région, dont le propre frère du député, Hussein Bouzenia, maire de la localité voisine de Chefka.

Durant un mois, Lakhdar Bouzenia a été détenu au secret dans plusieurs brigades de la gendarmerie nationale, y compris à El-Ancer, Elmilia, Settara et El-Aouana, puis emmené au siège du secteur militaire de Jijel. Il a ensuite été transféré au Centre territorial de Recherches et d'Investigation (CTRI) de Constantine relevant du Département du renseignement et de la sécurité (DRS). Au cours de sa détention secrète, il a été gravement torturé par les officiers du DRS et les agents de gendarmerie nationale ; il a subi toutes sortes de sévices et a notamment été crucifié.

Présenté devant le tribunal d'Elmilia un mois après son arrestation, le député du FIS était méconnaissable et avait de la peine à tenir debout ; il portait des traces évidentes des tortures subies ; ses mains et ses pieds, clouées pendant les séances de tortures, portaient notamment des plaies consécutives à sa crucifixion.

Lors de sa comparution, le juge d'instruction du tribunal d'Elmilia, Kraoune Boualem, n'a pas jugé nécessaire de relever que le prévenu avait été gravement torturé et a refusé de le soumettre à un examen médical en dépit de son état. Il s'est contenté de l'inculper « d'atteinte à la sureté de l'état » et « d'appartenance à une organisation terroriste » en l'absence totale d'éléments matériels justifiant ces accusations.

Emmené à la prison de Jijel, Bouzenia a été détenu en isolement complet dans un cachot où il a encore subi tortures et mauvais traitements. Sa famille n'a obtenu un permis de visite à la prison de Jijel que le 8 août et a pu ainsi constater la gravité des actes de tortures qu'il avait subis.

Au cours de l'une des visites familiales, le député du FIS a informé son frère qu'il avait terminé en prison l'écriture d'un ouvrage intitulé « Le multipartisme en Algérie : Réalités et perspectives » dont il souhaitait faire sortir le manuscrit. Sa famille a alors sollicité une autorisation du directeur de la prison de Jijel qui a rejeté la requête et confisqué le document. A la suite de cet évènement, il a été emmené illégalement dans les locaux du DRS à l'extérieur de la prison pour y être interrogé pendant près de six heures.

Il fut à nouveau sorti de prison le 26 octobre 1993 par les agents du DRS à la veille de son transfèrement vers la prison de Constantine où son procès devait se tenir le 17 novembre 1993. L'ordre de transfert, signé par le procureur général de Jijel Rouainia Amar, ne concernait curieusement que lui, les autres accusés poursuivis dans le cadre de la même affaire ne figurant pas dans la liste ne furent emmenés à la prison de Constantine que le 7 novembre 1993.

Le fourgon cellulaire de l'administration pénitentiaire – où il fut embarqué en présence du directeur Guentas Youcef, du chef de la détention Grimes Saïd, et de gardiens de la prison, et qui quitta l'enceinte de l'établissement le 27 octobre 1993 à 11 heures, escorté par un convoi de plusieurs véhicules de la gendarmerie nationale placé sous le commandement de l'officier Benouda – n'est, selon le directeur de la prison de Constantine, jamais arrivé à destination, et aucun détenu du nom de Lakhdar Bouzenia n'a non plus été admis dans l'établissement.

Le 31 octobre 1993, soit quatre jours plus tard, la chaîne de télévision nationale, citant un communiqué officiel, rapportât que « les forces de sécurité ont réalisé un exploit en neutralisant un dangereux terroriste du nom de Lakhdar Bouzenia à Taskift, à une dizaine de kilomètres à l'est d'Elmilia ». Le quotidien El Watan, dans son édition du même jour, écrit pour sa part, qu'« un terroriste du nom de Lakhdar Bouzenia a été abattu mercredi à Taskift (w. Jijel) » ; les médias n'ont cependant pas fait référence à la qualité de député de la personne « abattue » laissant ainsi planer le doute parmi ses proches.

Surpris et troublés, ces derniers s'adressèrent alors aux autorités judiciaires de la wilaya de Jijel qui refusèrent de leur confirmer l'information. Le directeur de la prison de Jijel leur confirma pour sa part que Bouzenia avait bien été transféré vers la prison de Constantine.

Lors du procès du député de Chefka et de ses coaccusés devant la cour spéciale de Constantine le 17 novembre suivant, le président de la cour s'étonné de son absence dans le box des accusés, fût rejoint par le procureur qui lui murmura quelque chose à l'oreille. Après un long silence, les juges se retirèrent pour délibérer quelques instants. À leur retour, le président prononça, à la surprise de toutes les personnes présentes dans la salle d'audience, « l'extinction de l'action publique pour cause de décès de l'accusé Lakhdar Bouzenia », sans aucune autre explication.

Malgré le climat de terreur – entretenu par les services de sécurité algériens – qui régnait dans la région et les craintes de représailles, la famille du député a entamé de nombreuses démarches afin de s'enquérir de son sort ; ses proches se sont rendus à la morgue des hôpitaux de la région et dans les diverses administrations locales sans résultat ; aucun certificat de décès au nom de Lakhdar Bouzenia n'avait été enregistré sur les registres de l'état civil.

À chaque fois, aussi bien les instances administratives que judiciaires ont refusé de reconnaître le décès ou la disparition de la victime, ont constamment affirmé à sa famille qu'il avait bien quitté la prison de Jijel le 27 octobre 1993 et, contre toute logique, qu'il était bien arrivé à la prison de Constantine ; les autorités ont par ailleurs toujours refusé de confirmer ou d'infirmer que la personne dénommée Lakhdar Bouzenia, « abattue le 27 octobre 1993 par les forces de sécurité » était bien le député de Chefka.

Sollicité par la famille, le procureur de Milia a refusé d'enregistrer une plainte et d'ouvrir une enquête et le procureur général de Jijel, Rouinia Amar, s'est contenté de dire à la famille qu'il ne pouvait rien faire et que « l'affaire le dépassait ».

Jusqu'au 17 novembre 2008, date à laquelle les proches du député ont été convoqués au bureau du procureur de Taher, Boumaali Mabrouk, celui-ci a continué à nier contre toute évidence sa disparition et a refusé de leur délivrer un constat de disparition se contentant de les renvoyer vers « les autorités compétentes » sans même préciser lesquelles.

Plainte d'Alkarama au Comité des droits de l'homme

C'est à la suite du refus des autorités de faire la lumière sur la disparition de Bouzenia et d'informer sa famille sur son sort qu'Alkarama, sollicitée par la mère de la victime, a saisi le Comité des Droits de l'homme de l'ONU le 8 janvier 2010.

Comme à son habitude, le gouvernement algérien a évité de répondre sur le fond de l'affaire en prétextant, entre autres, que certaines « personnes étaient déclarées disparues par leurs proches alors qu'elles étaient entrées dans la clandestinité de leur propre chef pour rejoindre les groupes armés en demandant à leur famille de brouiller les pistes », ou en tentant de tromper les experts onusiens en suggérant que « les personnes signalées comme disparues suite à leur arrestation par les services de sécurité [....]ont profité de leur libération pour entrer dans la clandestinité », ou encore en ajoutant qu'elles « vivent en fait sur le territoire national ou à l'étranger sous une fausse identité ».

Pour tenter de justifier sa politique de répression et de disparition systématique et généralisée des années 90, y compris d'assassinats ciblés de cadres politiques du FIS, le gouvernement algérien n'a pas hésité à solliciter la compréhension du comité des droits de l'homme en lui demandant de « tenir compte du contexte sociopolitique et sécuritaire ».

Les experts de l'ONU ont cependant repoussé les arguments et les prétextes des autorités algériennes en rejetant leur réponse officielle et toutes les tentatives de justifications apportées.
A l'évidence, le député Bouzenia était détenu dans une prison officielle, sous la responsabilité du ministère de la justice et faisait l'objet d'une procédure judiciaire devant un tribunal qui avait ordonné sa détention ; sa famille lui a rendu visite en prison plusieurs fois dans l'attente de son procès, certes injustifié en raison de son caractère politique, mais dans lequel il devait néanmoins comparaitre en tant que détenu.

Le transfèrement de la prison de Jijel (où il était détenu officiellement) vers la prison de Constantine (où il était attendu) n'a jamais eu lieu, alors qu'il se trouvait entre les mains de la justice ; celle-ci partage incontestablement la responsabilité de sa disparition avec les services de la gendarmerie nationale qui assuraient la sécurité de l'opération de transfèrement.

Les arguments, tels que ceux avancés par Maître Ksentini, président de la Commission Nationale Consultative de Promotion et de Protection des Droits de l'Homme (CNCPPDH), selon lequel « il est impossible de juger les auteurs – agents de l'État – des disparitions, parce qu'ils sont difficilement identifiables » ne sont pas acceptables. Dans l'affaire de la disparition du député du FIS, Lakhdar Bouzenia, les responsables sont connus et parfaitement identifiables, s'agissant des autorités judiciaires de la région de Jijel et des services de sécurité qui ont accompagné le transfèrement de la victime.

L'autre prétexte avancé par les autorités algériennes dans leur réponse au Comité sur « l'absence de l'État » n'est pas davantage acceptable lorsque l'on sait que les institutions d'exception, mises en place à la suite du coup d'état militaire du 11 janvier 1992, contrôlaient parfaitement la justice d'exception mise en place et les services de sécurité du pays.

Décision du Comité des droits de l'homme

C'est donc à juste titre que les experts du Comité des droits de l'homme de l'ONU ont donné une suite favorable à la plainte d'Alkarama, faisant droit à la demande de la mère de la victime, en reconnaissant sa souffrance et de celle de ses proches qui dure depuis plus de 20 ans. Dans sa décision, le Comité a notamment condamné les autorités algériennes pour avoir « failli à leur obligation de protéger la vie de Lakhdar Bouzenia ».

Après avoir relevé les formes brutales de torture subies par la victime au cours de sa détention secrète et « l'absence d'explications satisfaisantes de la part de l'État partie », le Comité a considéré que ce traitement constitutif de tortures était une violation par l'Algérie de l'article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et que « l'angoisse et la détresse que la disparition et l'incertitude quant au sort de Lakhdar Bouzenia causent à l'auteur et à sa famille » constituaient également des tortures à leur égard.

Après avoir relevé que l'État algérien n'avait « fourni aucune explication sur ce qu'est devenu Lakhdar Bouzenia malgré les multiples demandes que l'auteur lui a faites dans ce sens », le Comité a conclu que la victime avait été soustraite à la protection de la loi, qui l'a privé de son droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en violation de l'article 16 du Pacte.

Le Comité a également reproché à l'Algérie de ne pas avoir mis en place des enquêtes pour faire la lumière sur le sort du député, tel que sollicité par la famille, en rappelant que « l'État a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l'Homme portées à l'intention de ses autorités, en particulier lorsqu'il s'agit d'une disparition forcée et d'une atteinte au droit à la vie, mais aussi de poursuivre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine ».

Le Comité a donc demandé aux autorités algériennes d'ouvrir une enquête approfondie sur la disparition de Bouzenia, de le libérer ou, dans l'éventualité d'un décès, de remettre sa dépouille à sa famille, et a insisté encore une fois sur l'obligation de l'Algérie de poursuivre, juger et punir les responsables de la disparition du député du FIS.

Alkarama, qui a représenté la famille de Bouzenia devant le Comité des droits de l'homme, salue cette nouvelle décision et appelle les autorités algériennes à la mettre en œuvre conformément à ses obligations internationales, et espèrent que cette décision puisse enfin permettre d'établir la vérité et de rendre justice aux victimes en brisant le pacte d'impunité qui protège jusqu'à aujourd'hui les auteurs de ces crimes.

L'Algérie dispose d'un délai de six mois pour informer le Comité des mesures qu'elle a prises pour mettre en œuvre sa décision qui sera publiée dans le rapport du Comité des droits de l'homme à l'Assemblée générale des Nations Unies à New-York lors de sa prochaine session. Dans le cadre de la procédure de suivi instituée par l'instance onusienne relativement aux plaintes individuelles, Alkarama accordera une importance particulière à la mise en œuvre de cette décision importante afin de s'assurer que les droits des victimes et leur dignité soient finalement rétablis.

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