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Premier examen par le Comité contre la torture des Nations Unies depuis la révolution - Des avancées notables mais des insuffisances persistantes

Les 20 et 21 avril 2016, le Comité contre la torture (CAT) des Nations Unies a évalué les mesures prises par la Tunisie pour mettre en œuvre les dispositions de la Convention contre la torture (UNCAT) des Nations Unies ratifiée en 1988. La veille de l'examen, Alkarama avait présenté les grandes lignes de son rapport au CAT durant une réunion préliminaire avec les membres du Comité qui a rendu ses observations finales le vendredi 13 mai 2016.

C'est la première fois qu'une délégation tunisienne se présente devant les experts du Comité depuis la révolution, le dernier examen datant de 1998. Cet événement revêt une importance toute particulière pour la société civile tunisienne et pour Alkarama qui a suivi la situation des droits de l'homme et son évolution dans le pays depuis plus d'une décennie. « Après ces longues années de dictature, il est essentiel de s'assurer que d'une part l'impunité pour les crimes passés et présents soit combattue et que le respect des garanties fondamentales constitue la pierre angulaire de la Tunisie d'aujourd'hui » a déclaré Radidja Nemar, Responsable juridique pour l'Afrique du Nord à Alkarama.

Parmi les principales préoccupations exprimées par Alkarama dans son rapport et qui ont retenu l'attention des experts du CAT, figure la définition de la torture dans le droit tunisien qui n'est pas conforme à celle de la convention, les conditions de détention déplorables dans les prisons de même ainsi que la question de l'impunité et la persistance des anciennes pratiques de torture, notamment au prétexte de la lutte antiterroriste.

Persistance de l'impunité

La persistance de l'impunité résulte, comme n'a pas manqué de le relever l'un des experts du comité, de la prééminence du Ministère de l'intérieur d'une part et de l'absence d'indépendance de la justice d'autre part. Le rôle excessif du Ministère de l'intérieur est d'autant plus préoccupant que le secteur de la sécurité n'a pas fait l'objet de réforme profonde favorisant ainsi la résurgence de graves violations des droits de l'homme. Le pouvoir judiciaire reste quant à lui, selon les constatations des experts, « très influencé par le pouvoir exécutif » et la lenteur des procès contre les responsables d'actes de torture laissent auprès des justiciables un sentiment d'absence de volonté politique des autorités de lutter réellement contre l'impunité. Dans ce contexte, le Comité s'est inquiété du manque de diligence de la part des magistrats et de la police judiciaire dans les enquêtes sur les cas de torture et du faible nombre de condamnations ainsi que de la faiblesse des sanctions contre les auteurs de ces actes. En effet, sur 230 cas de torture portés devant les tribunaux entre janvier et juillet 2014, 165 seraient encore en phase d'enquête et seulement deux accusés ont été condamnés à des peines d'emprisonnement avec sursis.

Cette situation inquiétante est aggravée par les représailles relevées par le Comité à l'encontre des victimes et de leurs familles mais aussi en l'encontre des défenseurs des droits de l'homme qui documentent des cas de torture. Cette peur des représailles constitue un obstacle important au dépôt de plainte de la part des victimes.

Enfin, pour les actes de torture commis durant l'ancien régime, l'absence volonté politique réelle du gouvernement de lutter contre l'impunité se traduit par l'absence de budget suffisant alloué à l'Instance Vérité et Dignité (IVD), chargée de documenter les cas de violation commis avant la révolution. Le comité a également relevé que le délai de 5 ans imparti à l'IVD pour enquêter sur les violations commises sur une période de 60 ans reste particulièrement insuffisant, d'autant plus que cette Instance a déjà reçu 28 087 dont 20 000 pour torture. Alkarama avait souligné ce problème dans son rapport en précisant que l'IVD n'a pas le pouvoir de poursuivre pénalement les responsables et que les suites qui seront données aux plaintes reçues par l'instance restent , à ce jour, incertaines. En relevant ces insuffisances certaines, le CAT a ainsi recommandé à l'Etat partie de doter l'IVD de moyens à la hauteur des attentes et de s'assurer que tous les cas de violations graves fassent bien l'objet d'enquêtes indépendantes et que les auteurs soient sanctionnés.

Un manque de respect des garanties fondamentales des personnes détenues notamment dans la lutte anti-terroriste

Le respect des droits fondamentaux des personnes arrêtées par les forces de sécurité doivent constituer un garde-fou contre la torture et protéger les suspects contre l'arbitraire. Ces garanties doivent permettre à toute personne arrêtée d'être assistée par un avocat, de contacter sa famille, de bénéficier d'une assistance médicale et de pouvoir contester la légalité de l'arrestation devant un juge. La nouvelle loi n° 2016-5 qui entrera en vigueur le 1er Juin prochain, réduit la durée légale de la garde à vue à de 6 à 4 jours maximum en matière de crime et 48 heures en matière de délit avec la possibilité de contacter un avocat dès l'arrestation. En revanche, le Comité reste préoccupé par le fait que la loi ne prévoit toujours pas de possibilité pour la personne gardée à vue de contester sa détention devant un juge.

De plus, en matière d'accusation liée au terrorisme c'est toujours la loi anti-terroriste n°2015-26 de 2015 qui reste en vigueur. Celle-ci institue un régime de la garde à vue plus sévère dans prévoyant que les suspects peuvent gardés à vue pendant 15 jours. Or, comme le montre les cas documentés par Alkarama, c'est précisément pendant cette période que la plupart des abus sont commis, y compris la torture, d'autant plus que les suspects sont généralement coupés de tout contact avec le monde extérieur. Si le Comité a reconnu la situation sécuritaire difficile traversée par la Tunisie, les experts ont toutefois exprimé leur préoccupation sur cette loi antiterroriste et rappelé à l'Etat qu'« aucune circonstance exceptionnelle (...) ne peut être invoquée pour justifier la torture». Le Comité a ainsi recommandé à la Tunisie de réviser la loi antiterroriste afin de réduire la durée de la garde à vue, d'éliminer « toute forme de détention au secret », d'enquêter sur les plaintes et sanctionner les responsables.

Prochaines étapes : programme de suivi des recommandations d'Alkarama

La Tunisie devra fournir au Comité avant le 13 Mai 2017 des renseignements sur la mise en œuvre des recommandations du Comité relatives aux allégations de torture et aux enquêtes initiées à la suite de plaintes des victimes, aux conditions de détention et au mandat de l'IVD. Les autorités devront aussi informer les experts sur les plans de réformes entrepris et leurs résultats dans le cadre du prochain rapport en Mai 2020.

Alkarama a mis en place un programme de suivi pour la mise en œuvre des recommandations du CAT en collaboration avec les organisations de la société civile tunisienne et saisi cette occasion pour lancer un appel au gouvernement à prendre l'ensemble des mesures nécessaire au respect de ses obligations internationales.

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