Les Émirats arabes unis (EAU) ont, une fois de plus, jugé des dizaines de détenus politiques qui avaient terminé de purger leur peine, et ce, en dépit des Avis rendus par le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire (GTDA) dans lesquels les autorités avaient été condamnées puis exhortés à les libérer.
Le procureur général a déféré 84 détenus politiques, dont la plupart des membres des Frères musulmans interdits aux Émirats, devant le tribunal fédéral d'Abou Dhabi, pour « création d'une autre organisation secrète dans le but de commettre des actes de violence et de terrorisme sur le territoire de l'État ». Dans un communiqué publié par les médias d'État, le procureur a affirmé que « les accusés avaient dissimulé ce crime (présumé) et ses preuves avant leur arrestation et leur procès dans l'affaire n° 17 de 2013 – Sûreté de l'État ».
L'avocat Rachid Mesli, directeur d'Alkarama, a estimé que ce procès était « une grande farce et un mépris de la notion de justice », soulignant qu'il s'agit d'une « violation flagrante du principe d'interdire de poursuivre et de juger pénalement des personnes pour les mêmes chefs d'accusation après qu'un verdict définitif ait été prononcé contre elles, sans parler du fait qu'elles ont purgé leur peine dans le cadre d'un procès qui manque de justice ».
« Par cette mesure, les autorités des Émirats arabes unis continuent de violer les droits des victimes et de pratiquer des exécutions lentes à leur encontre, et cherchent à se soustraire à leurs obligations en vertu du droit international, en particulier en ce qui concerne la nécessité de coopérer de bonne foi avec les procédures spéciales relatives aux droits humains des Nations unies, en particulier le Groupe de travail sur la détention arbitraire, qui a publié plusieurs Avis affirmant le caractère arbitraire de leur privation de liberté et exigé la libération des victimes et des réparations », a-t-il déclaré.
Il a ajouté que les autorités d'Abou Dhabi ont non seulement ignoré les Avis émis par les experts à la suite de plaintes déposées par Alkarama et d'autres organisations de défense des droits de l'homme, mais qu'elles ont également « perpétué un état d'absurdité, dans lequel l'État de droit semble être bafoué et dénué de sens, et la force coercitive et brutale de l'État est le comportement dominant ».
Avis des experts de l'ONU
Le nouveau procès des détenus politiques intervient près d'un an après que le GTDA a appelé pour la quatrième fois à la libération de ces dissidents pacifiques arbitrairement détenus pour avoir exercé leur droit à la liberté d'expression et exigé des réformes politiques.
L'Avis des experts comprend douze des 94 citoyens arrêtés à intervalles réguliers courant 2012 à la suite des soulèvements dans la région arabe dans le cadre des révolutions dites du Printemps arabe avant d’être condamnés à dix ans de prison pour terrorisme et cybercriminalité.
Les autorités des EAU ont lancé une campagne d'arrestations de dizaines de personnes, dont des universitaires, des juges, des avocats et des défenseurs des droits de l'homme pour avoir adressé une pétition au président des EAU et au Conseil suprême fédéral du pays appelant à des réformes démocratiques. Arrêtés par l’appareil de sécurité de l'État, ils ont été soumis à une détention secrète et prolongée et à de graves actes de torture avant d’être condamnées dans le cadre du plus grand procès de masse jamais tenu aux EAU, connu sous le nom de "Émirats 94".
Contenu de l'Avis
Au cours de sa quatre-vingt-seizième session, le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire a rendu son Avis 19/2023 concernant un certain nombre de ces militants pacifiques et avocats sur lesquels Alkarama a travaillé au cours des dernières années, et a déposé des plaintes auprès du Groupe. Cependant, les autorités des Émirats arabes unis ignorent les demandes réitérées de libération.
La décision des experts concerne Omran Ali Hasan al-Radwan al- Harithi, Abdullah Abdulqader Ahmad Ali al-Hajiri, Ahmed Yousef Abdullah al-Zaabi, Mohammed Abdulrazzaq Mohammed al-Siddiq, Husain Moneif al-Jabri, Hasan Moneif al-Jabri, Sultan Bin Kayed Mohammed al-Qasimi, Khalifa Hilal Khalifa Hilal al-Nuaimi, Ibrahim Ismail Ibrahim al-Yasi, Mohammed Abdullah al-Roken, Abdulsalam Mohammed Darwish al-Marzooqi and Fouad Mohammed Abdullah Hasan al-Hmadi.
Tout en considérant que leur privation de liberté revêt toujours un caractère arbitraire, le Groupe de travail a prié le Gouvernement des Émirats arabes unis d'adopter les mesures nécessaires pour remédier sans délai à la situation des douze personnes et de la mettre en conformité avec les normes internationales pertinentes, y compris celles énoncées dans la Déclaration universelle des droits de l'homme.
Le Groupe de travail a estimé que, compte tenu des circonstances de leur affaire, la réparation appropriée consistait à les libérer immédiatement et à leur accorder un droit exécutoire à une indemnisation et à d'autres formes de réparation, conformément au droit international.
Enquête et responsabilité
Le Groupe de travail a prié instamment le Gouvernement a veiller à ce qu'une enquête complète et indépendante soit menée sur les circonstances entourant la privation arbitraire de liberté de ces douze personnes et de prendre les mesures appropriées à l'encontre des responsables de violations de leurs droits, avant de renvoyer l’affaire au Rapporteur spécial sur la situation des défenseurs des droits de l'homme pour qu'il prenne les mesures qui s'imposent.
Il a également demandé aux sources et au Gouvernement de lui fournir des informations sur les mesures prises pour donner suite aux recommandations contenues dans le présent Avis, notamment si les victimes ont été libérées et, dans l'affirmative, à quelle date, si une indemnisation leur a été versée, si une enquête a été menée sur la violation de leurs droits et, dans l'affirmative, les résultats de l'enquête, et si des modifications législatives ou des changements dans la pratique ont été apportés pour harmoniser les lois et les pratiques des Émirats arabes unis.
Le Groupe de travail a demandé à la source et au Gouvernement de fournir les informations susmentionnées dans un délai de six mois à compter de la date de transmission du présent Avis. Une telle mesure permettrait au Groupe de travail d'informer le Conseil des droits de l'homme des progrès accomplis dans la mise en œuvre de ses recommandations, ainsi que de toute inaction.
Les experts se sont penchés sur les lacunes de la législation interne sur laquelle les autorités des Émirats arabes unis se sont fondées, en particulier la loi antiterroriste, dans laquelle la définition du crime terroriste reste vague, notant que l'ancien rapporteur spécial sur l'indépendance des juges et des avocats avait souligné les formulations vagues et larges des infractions pénales, ce qui constitue une contradiction aux normes internationales en matière de droits de l'homme et le principe de légalité.
En 2020, de nombreux titulaires de mandats au titre des procédures spéciales se sont également dits préoccupés par le fait que le libellé des dispositions pénales contenues dans cette législation était parfois si inexact et vague qu'il risquait de porter atteinte au principe de sécurité juridique.
Ces incompatibités ont conduit le Comité contre la torture à recommander à ce « que les arrestations dans les centres de conseil soient fondées sur des critères clairs et spécifiques établis par la loi ».
Centres de conseil
Les experts du Groupe de travail sur la détention arbitraire ont également abordé la question de la détention dans des centres de conseil sur le fondement des décisions rendues par un tribunal spécialisé dans le cadre des atteintes à la sûreté de l'État et sur demande du Procureur de la sûreté de l'État.
La loi antiterroriste n'exige pas explicitement de limitation de la durée de la détention dans ces centres de conseil pour les personnes considérées comme une menace terroriste, ni n'exige explicitement le renouvellement d'un ordre de détention.
Au contraire, conformément à l’article 40 (3) de la loi antiterroriste et à l’article 11 de la loi sur les centres de conseil, un rapport trimestriel doit être fourni au parquet sur chacune des personnes détenues.
Le parquet soumet ensuite au tribunal le rapport, accompagné de son avis sur la question de savoir s'il estime ou non que la personne en question est susceptible de commettre une infraction terroriste. La loi dispose que le tribunal est alors chargé d'ordonner la libération de la personne, s'il estime que son « état » le permet.
Actions d’Alkarama
Alkarama estime que les nouveaux procès constituent une sorte de torture psychologique pour les victimes qui ont passé de nombreuses années derrière les barreaux en attendant de retrouver leur liberté.
Cependant, les autorités continuent de les maintenir en détention, ce qui confirme la désinvolture des EAU à l’égard des recommandations du Comité contre la torture lors de son examen initial auquel a contribué Alkarama à travers son rapport parallèle. Alkarama a également assisté à un briefing des ONG qui s'est tenu au Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme à Genève en vue de la préparation de l'examen qui a eu lieu au cours de la 74 eme session du 13 au 14 juillet 2022.
Dans ses recommandations finales, le Comité contre la torture a notamment insisté sur la nécessité de veiller à ce que les lois relatives à la lutte contre le terrorisme et à la sécurité de l'État soient pleinement conformes aux normes internationales relatives aux droits humains, notamment en prévoyant toutes les garanties juridiques fondamentales énoncées au paragraphe 13 de l'Observation générale n° 2 (2007), en particulier la poursuite et la sanction des membres des forces de sécurité et des forces de l'ordre qui commettent des actes de torture.
Le Comité a également recommandé que les décisions de détention dans les centres de conseil soient fondées sur des critères clairs et précis établis par la loi, que les ordres d'arrestation soient limités dans le temps, que la législation précise clairement les durées maximales de détention dans les centres de conseil et que les détenus aient la possibilité de contester la légalité de leur détention.
Il a également recommandé à l'État partie d'intensifier ses efforts pour harmoniser les conditions de détention avec l'Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus (Règles Nelson Mandela) et d'enquêter sur tous les traitements ou peines cruels, inhumains ou dégradants et d'engager des poursuites.
Dans ses observations finales, il a souligné la nécessité pour l'État partie de renforcer sa coopération avec les mécanismes des Nations Unies relatifs aux droits de l'homme, notamment en autorisant des visites, y compris celles du Groupe de travail sur la détention arbitraire, et d'autres mécanismes et experts des Nations Unies chargés des droits de l'homme.
Il convient de noter que les autorités des Émirats arabes unis détiennent toujours plus de 60 prisonniers d'opinion, dont la plupart ont purgé leur peine en juillet 2022, mais qui sont toujours derrière les barreaux sous prétexte de « conseil ».
Parmi les victimes qui ont purgé leur peine figure l'éminent avocat et militant des droits humains Mohamed al Roken, qui a passé dix ans en prison suite à une peine injuste rendue à la suite d’un procès inique.
Alkarama travaille depuis des années sur le cas de l'avocat Mohammed Al-Roken, et d'autres prisonniers d'opinion, militants et opposants politiques qui souffrent de la répression aux Émirats arabes unis, y compris des dizaines de dissidents pacifiques connus sous le nom de groupe « Émirats 94 ».
Dans ce cadre, Alkarama a déposé plusieurs plaintes individuelles auprès des procédures spéciales, le Groupe de travail sur la détention arbitraire ayant conclu plus d'une fois que leur détention était de nature arbitraire, exigeant leur libération.
Alkarama a également rappelé leur cas devant le Conseil des droits de l'homme dans le contexte de l'Examen périodique universel des Émirats arabes unis et de son bilan en matière de droits de l'homme, et a publié de nombreux communiqués de presse à ce sujet dans le cadre de son activité médiatique.
Décisions précédentes de l'ONU
À la lumière des plaintes soumises par Alkarama et d'autres organisations, le Groupe de travail sur la détention arbitraire a rendu son Avis 60/2013, en date du 9 septembre 2013, concernant un certain nombre de ces détenus politiques aux Émirats arabes unis.
Il a été souligné que les charges retenues à leur encontre sont directement en lien avec leurs droits à la liberté d'expression et que les restrictions imposées ne peuvent être considérées comme proportionnées et justifiées. Il a été noté que lesdites personnes avaient, à la suite de leur arrestation, été détenues à l'isolement sans aucune justification légale et que les accusations portées contre elles étaient vagues et inexactes.
Le Groupe de travail des Nations unies a estimé que les violations du droit à la liberté d'opinion et d'expression et du droit à un procès équitable dans cette affaire étaient graves.
Auparavant, le Groupe de travail avait rendu les Avis 64/2011 et 8/2009, dans lesquels il concluait qu'il y avait eu des violations des libertés d'opinion et d'expression, de réunion pacifique et d'association, garanties par les articles 7 et 10 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, et des violations du droit de ne pas être détenu arbitrairement interdites par l'article 9 de la Déclaration.
Le Groupe s'est dit préoccupé par cette pratique typique des Émirats arabes unis, telle qu'il en ressort dans ces deux Avis, et a souligné la nécessité pour le Gouvernement de se conformer au droit international.