Le 4 septembre 2020, Alkarama a saisi la Haut-Commissaire aux droits de l’homme des Nations Unies, Michelle Bachelet, suite à la campagne de désinformation et de dénigrement menée par les autorités officielles à travers l’APS (Algérie Presse Service) et l’ENTV (Établissement Public de Télévision, la chaine officielle de l’État algérien). Dans son appel urgent, elle a appelé la Haut-Commissaire à apporter un démenti officiel à la fausse information selon laquelle une plainte déposée par des marcheurs algériens à l’encontre des autorités algériennes concernant les détentions arbitraires dans le pays aurait été « rejetée ». La fausse information relayée par différents médias ces derniers jours constitue une violation directe des obligations de l’’État algérien en vertu du droit international de veiller à garantir que les informations qu’ils diffusent sont fiables et dignes de confiance, y compris les informations relatives à des sujets d’intérêt général, notamment la protection des droits de l’homme.
Rappel des faits
Le dimanche 23 aout 2020 un groupe d’activistes pacifiques algériens ont effectué une marche partant de Chambéry, en France, à Genève en face du Palais des Nations pour protester contre les détentions arbitraires en Algérie. En effet depuis le soulèvement populaire dit « Hirak » qui a débuté en février 2019, des centaines de manifestants pacifiques, bloggeurs, activistes politiques, journalistes et défenseurs des droits de l’homme ont été arrêtés en violation des articles 9, 14, 19 et 22 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques ratifié par l’Algérie en 1989.
A l’occasion de cette marche, les participants ont déposé une lettre à l’attention de la Haut-Commissaire appelant à sa condamnation des détentions arbitraires et sollicitant son intervention auprès des autorités algériennes afin d’obtenir la libération des détenus. Cette lettre a été déposée à l’accueil du Palais Wilson le 23 août 2020. Cette marche ainsi que le dépôt de la lettre ont été largement médiatisés notamment à travers les réseaux sociaux.
Quelques jours après la diffusion de vidéos montrant les marcheurs exprimant leurs demandes devant le Palais des Nations et déposant leur lettre à l’accueil du Palais Wilson, les autorités algériennes ont initié une campagne de désinformation et de dénigrement à l’encontre des activistes pacifiques.
Cette campagne a débuté avec un communiqué de presse de l’APS et le journal télévisé officiel de l’ENTV, du 1er septembre 2020, disponible en langues arabe, française et amazigh. Voici la transcription de l’information telle qu’annoncée au journal télévisé d’État en français :
« Une déclaration d’un certain secrétaire au « bureau des contentieux à l’ONU » Issam Al Mohammedi qui aurait indiqué que la plainte introduite par des activistes politiques algériens à l’encontre des autorités algériennes avait été rejetée 24 heures après son dépôt et examen de son contenu par des délégués juristes du bureau. La plainte a été rejetée pour plusieurs motifs explique encore ce responsable. Parmi ces motifs on compte notamment le contenu non conforme aux rapports de l’organisation des droits de l’homme en Algérie, certains signataires ayant des antécédents judiciaires, tous les signataires ne sont pas résidents en Algérie depuis une période de dix années et les initiateurs de la plainte sont détenteurs d’une double nationalité dont certains n’ont même pas la nationalité algérienne. Al Mohammedi avait affirmé que le rejet de la plainte reflète le classement de l’Algérie parmi les pays arabes où la liberté d’expression et la protection des droits de l’homme sont consacrés ».
L’information a ensuite été retransmise sur les réseaux sociaux de la télévision d’État (notamment sur Facebook). Elle a été par la suite largement reprise par la presse algérienne et étrangère –, dans des journaux francophones et arabophones, sous des titres évoquant clairement un rejet prétendu par les Nations Unies d’une plainte pour violation des droits humains à l’encontre de l’Algérie.
L’information repose sur des éléments faux : il n’y a pas de « bureau des contentieux » au sein des Nations Unies dont les juristes seraient chargés de traiter les plaintes à l’égard des États concernant des violations des droits de l’homme. Nous n’avons de plus pas pu identifier l’expert auquel les autorités font référence. « M. Issam Al Mohammedi » qui serait secrétaire du bureau des contentieux de l’ONU.
Les conséquences de telles pratiques ne sont pas anodines et devraient selon nous attirer l’attention du Haut-commissariat et des mécanismes de protection des droits de l’homme des Nations Unies.
En effet, la déclaration de l’État algérien repose sur des informations fausses dans le but de véhiculer une image négative des mécanismes de protection des droits de l’homme afin de dissuader les activistes politiques et défenseur(e)s des droits humains de faire recours à ces mécanismes. Plus grave encore, les autorités algériennes font passer une attaque dénigrant les défenseurs des droits de l’homme et contestant l’existence de violations des droits de l’homme pour une position officielle des Nations Unies.
Ensuite, en décrivant les raisons pour lesquelles ce bureau de l’ONU aurait rejeté la plainte, les autorités commettent un acte dommageable à la fois envers les mécanismes de protection des droits de l’homme des Nations Unies et envers les défenseurs des droits de l’homme pacifiques.
Les motifs de rejet évoqués par « M. Al Mohammedi » – à savoir : « le contenu non conforme aux rapports de l’organisation des droits de l’homme en Algérie, certains signataires ayant des antécédents judiciaires, tous les signataires ne sont pas résidents en Algérie depuis une période de dix années et les initiateurs de la plainte sont détenteurs d’une double nationalité dont certains n’ont même pas la nationalité algérienne » – n’ont aucun fondement. Ils ne visent en fait qu’à intimider la société civile algérienne, la laissant penser que les Nations Unies considèrent que seules les personnes de nationalité algérienne, résidant en Algérie et n’ayant aucun « antécédent judiciaire » peuvent faire appel aux mécanismes de protection des droits de l’homme, ce qui évidemment complètement faux.
D’autre part, le communiqué officiel algérien affirme que ce serait un organe officiel onusien qui aurait rejeté la plainte car son contenu – à savoir la dénonciation des détentions arbitraires – ne serait pas conforme avec les rapports de l’ONU sur la situation des droits de l’homme dans le pays. En d’autres termes, l’ONU aurait rejeté une plainte de la société civile en démentant l’existence de violations avérées des droits humains dans le pays. A l’appui de cette affirmation, le communiqué ajoute que « M. Al Mohammedi » aurait déclaré que « le rejet de la plainte reflète le classement de l’Algérie parmi les pays arabes où la liberté d’expression et la protection des droits de l’homme sont consacrés ».
Une campagne de désinformation qui constitue une violation par l’Algérie de ses obligations conventionnelles
Alkarama a avancé qu’une telle campagne constitue une violation directe des obligations conventionnelles et coutumières de l’Algérie de protection et de respect des droits de l’homme.
En affirmant que les Nations Unies auraient rejeté la plainte sur de tels critères, cette désinformation constitue un obstacle direct à l’accès aux mécanismes onusiens et contredit les obligations de l’État de « diffuser des informations, par des mécanismes publics et privés, sur tous les recours disponibles en cas de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme ».
A ce titre, la « Déclaration conjointe sur la liberté d’expression et les fausses nouvelles (« fake news »), la désinformation et la propagande » (ci-après « Déclaration conjointe ») avait noté la généralisation croissante de la désinformation et de la propagande qui se répandent dans les médias traditionnels et les réseaux sociaux, qui sont alimentées à la fois par des États et des acteurs non étatiques, et les divers préjudices auxquels elles peuvent contribuer ou dont elles sont la cause première ».
Alkarama a rappelé que seule l’existence d’une presse libre, indépendante et diversifiée constitue le meilleur moyen de prévenir la désinformation. Comme rappelé par la « Déclaration commune sur la liberté d'expression et les « fausses nouvelles », la désinformation et la propagande » : [l]es États ont l'obligation positive de promouvoir un environnement de communication libre, indépendant et diversifié, y compris la diversité des médias, qui est un moyen essentiel de lutter contre la désinformation et la propagande ». Or, les arrestations et la condamnation à de lourdes peines de journalistes, et activistes pacifiques, ainsi que la récente criminalisation de la publication de « fausses nouvelles » ou la critique des agents de l’État montrent que loin de consacrer les droits de l’homme, les autorités algériennes aggravent les restrictions aux libertés fondamentales.
Cette campagne officielle de désinformation fait directement écho aux inquiétudes exprimées par les auteurs de le Déclaration conjointe « quant au fait que la désinformation et la propagande sont souvent conçues et mises en œuvre de manière à induire en erreur une population, et à entraver le droit du public de savoir ainsi que le droit des individus de rechercher, recevoir et répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, droits qui sont protégés en vertu des garanties internationales des droits à la liberté d’expression et la liberté d’opinion » .
De la même manière, en dénigrant les auteurs de la lettre comme des « binationaux » qui ne vivent plus en Algérie ou ne détiennent pas la nationalité algérienne ou encore des personnes ayant des « antécédents judiciaires », cette désinformation nuit à la réputation des activistes pacifiques algériens à l’étranger, en leur niant toute légitimité à dénoncer les violations commises dans leur pays. Elle constitue également une forme d’intimidation envers eux du fait de leur collaboration avec les mécanismes de protection des droits de l’homme des Nations Unies.
Ceci est d’autant plus préoccupant que les activistes politiques et les défenseurs des droits de l’homme, ainsi que les journalistes indépendants, sont régulièrement accusés par les autorités de « diffuser des fausses nouvelles » ou encore de « servir des intérêts étrangers ». Cette campagne constitue un exemple flagrant des pratiques dénoncées dans la Déclaration conjointe selon lesquelles, « les autorités publiques dénigrent, intimident et menacent les médias, notamment en affirmant que ces derniers sont « l’opposition » ou qu’ils « profèrent des mensonges » et ont un agenda politique caché, ce qui accroît le risque de menaces et de violences contre les journalistes, sape la confiance du public dans le journalisme et peut l’induire en erreur en brouillant les lignes entre la désinformation et les contenus médiatiques qui comprennent des informations pouvant faire l’objet de vérifications indépendantes » .
Alkarama a donc rappelé que les autorités algériennes « ne doivent pas faire, cautionner, encourager ou disséminer de déclarations dont ils savent ou devraient raisonnablement savoir qu’elles sont fausses (désinformation) ou qu’elles révèlent un mépris flagrant pour l’information vérifiable (propagande)». Elles doivent également veiller « conformément à leurs obligations légales nationales et internationales et à leurs devoirs publics, à garantir que les informations qu’ils diffusent soient fiables et dignes de confiance ».
Addendum (4sept. 2020 / 16:20)
Un communiqué du Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme vient d'être publié sur le sujet.