Lors du lancement de son rapport annuel à Genève le 26 mars, Alkarama a fustigé les États arabes qui tentent de nuire non seulement au système onusien des droits de l'homme, mais aussi à la société civile arabe, le tout sous le prétexte de lutte contre le terrorisme, une étiquette qui est devenue l'arme de prédilection des régimes autoritaires pour étouffer toute critique.
De la Mauritanie à Oman, de la Syrie au Soudan, Alkarama a documenté cette année un nombre croissant de cas de défenseurs et avocats des droits de l'homme, journalistes, blogueurs et même de citoyens ordinaires accusés d'infractions liées au terrorisme pour avoir exprimé pacifiquement des opinions dissidentes à celles de leur gouvernement . « En plus d'essayer d'imposer un contrôle ferme sur l'action des Rapporteurs spéciaux et experts de l'ONU, ces régimes autoritaires ont adopté une autre stratégie – celle d'attaquer les ONGs et la société civile directement, au nom de la lutte contre le terrorisme », a commencé Rachid Mesli, directeur juridique à Alkarama.
Parmi les pays qui ont soulevé le plus d'inquiétudes à Alkarama en 2014 figure l'Égypte qui, selon les estimations d'Alkarama, a arrêté cette année plus de 20 000 personnes pour des raisons politiques, réinstauré la peine de mort après un moratoire imposé en 2011, et s'est rendu complice de la disparition de centaines de personnes ainsi que de la torture de milliers d'autres, y compris d'enfants. « Malheureusement, l'année 2014 s'est inscrite dans la continuité de l'année 2013 pour l'Égypte, avec la confirmation que nous sommes face à un État de non-droit, militaire de surcroît, où non seulement tous les droits civils et politiques sont bafoués, mais aussi les droits de l'homme les plus fondamentaux – tels que les droits à la vie et à la sécurité », a déploré Thomas-John Guinard, Juriste pour la région du Nil.
Dans le Machrek, la Jordanie a également rétabli la peine de mort après huit ans de moratoire, avec la pendaison de 11 hommes en décembre 2014. De vives préoccupations ont été soulevées sur l'extension, en juin 2014, du champ d'application de la loi antiterroriste, qui criminalise déjà les actes visant à 'encourager la contestation du système politique' ou 'défier le régime'. En outre, « les autorités continuent de bloquer des centaines de sites internet sous prétexte qu'ils doivent obtenir une 'autorisation', un moyen pour les autorités d'exercer son contrôle sur les médias », a expliqué Inès Osman, Juriste pour la région du Machrek.
L'Irak a également été le sujet de vives inquiétudes, l'État ayant rejeté la plupart des recommandations formulées au cours de son dernier examen par le Conseil des droits de l'homme en octobre 2014, y compris celles liées à l'établissement d'un moratoire sur la peine de mort en vue de sa complète abolition, ou même celle de 'mettre un terme aux exécutions extrajudiciaires, à la détention arbitraire et à la torture'.
Dans le Maghreb, se référant à l'attaque de la semaine dernière du Musée du Bardo à Tunis, M. Mesli s'est montré fortement préoccupé, craignant que les autorités ne l'utilisent comme prétexte pour prendre des mesures encore plus répressives. « En particulier, nous craignons que ces événements servent à justifier des violations graves des droits de l'homme et à assurer l'impunité pour leurs auteurs », notamment à un moment où le ministère tunisien de l'Intérieur lui-même a décidé de reporter – 'pour des raisons de sécurité' – l'amendement du Code de procédure pénale, qui prévoyait une réduction de la durée de la détention provisoire et garantissait le droit de voir un avocat dès le début de la garde à vue.
L'Algérie n'a pas échappé aux critiques avec la répression systématique des manifestations, les arrestations massives de manifestants, la censure des médias et son refus persistant de faire la lumière sur le sort des victimes de disparitions forcées par les services de sécurité dans les années 1990, même dans les cas où le Comité des droits de l'homme a spécifiquement demandé à l'État d'ouvrir une enquête. « Aujourd'hui, aucune des décisions du Comité – rendues suite aux actions d'Alkarama – n'a été mise en œuvre par les autorités algériennes, qui ont au contraire décidé d'engager des mesures de représailles contre les plaignants », a regretté M. Mesli.
Dans le Golfe, la question la plus préoccupante est celle des nombreuses violations des droits fondamentaux commises au nom de la sécurité nationale et la lutte contre le terrorisme. « Ceux qui osent critiquer les Émirs et Rois sont automatiquement et constamment arrêtés, torturés et harcelés, ainsi que leurs proches », a observé Radidja Nemar, Juriste pour le Golfe.
Si les citoyens de tous les États du Golfe ont vu leurs droits encore régresser – en particulier à travers le durcissement des lois déjà répressives sur les libertés d'expression et d'association (comme au Koweït) ou l'utilisation de nouvelles méthodes pour décourager les militants de 'porter atteinte à l'image de l'État à l'étranger', y compris des interdictions de voyager (notamment en Arabie Saoudite ou les Émirats arabes unis) et la déchéance de la nationalité (à Bahreïn et Oman) – « le pays où la situation est plus préoccupant est l'Arabie Saoudite », a souligné Mme Nemar. Parlant de Raif Badawi, le blogueur condamné à 1 000 coups de fouet pour 'insulte à l'Islam' et 'rupture de l'allégeance au Roi', Mme Nemar a souligné qu'il était nécessaire de comprendre qu'« il y a des milliers de Raif Badawi en Arabie Saoudite, des personnes qui, comme lui, ont été sévèrement réprimées pour avoir simplement exprimé leur opinions et défendu les droits de leurs concitoyens ».
Mme Nemar a également brossé un tableau sombre de la situation dans les Émirats arabes unis, où, « sous le vernis médiatique d'un État progressiste, se cache une réalité que peinent à voir les médias occidentaux. La torture, la détention au secret et les procès politiques envers les dissidents et voix critiques ont atteint un tel degré aujourd'hui que tout journaliste, activiste ou bloggeur qui ose critiquer publiquement ces pratiques est à son tour arrêté, détenu, torturé et la plupart du temps poursuivi pour terrorisme », a-t-elle expliqué, rappelant à l'auditoire l'inscription, en novembre 2014, de nombreuses ONGs internationales respectées et basées en Europe et aux États-Unis sur leur liste d'organisations terroristes, au même rang qu'Al-Qaïda, Boko Haram ou ISIS.
Dans l'ensemble, et les pays touchés par des conflits et les pays plus stables ont vu une régression de leurs droits les plus fondamentaux au nom de la 'lutte contre le terrorisme'. Sur une note plus positive cependant, Alkarama a noté d'importants progrès dans la connaissance et la compréhension des droits de l'homme par la société civile arabe. « Au moment de la création d'Alkarama en 2004, il y avait, dans le monde arabe, une ignorance presque générale du système de protection des droits de l'homme de l'ONU », a rappelé M. Mesli. « Nous sommes donc très heureux, aujourd'hui, de voir que la tendance s'est inversée, avec l'interaction croissante des ONGs locales avec les mécanismes de l'ONU, ce qui a contribué à faire connaître leurs droits les plus fondamentaux aux citoyens arabes. »
Ce développement continu est de bon augure pour la situation des droits de l'homme dans le monde arabe, où les gouvernements ne peuvent plus ignorer l'existence de droits. Il faut toutefois rester méfiant des États qui tentent de réduire la portée et l'efficacité du système des droits de l'homme de l'ONU au nom de la lutte contre le terrorisme, une question d'autant plus d'actualité compte tenu de l'adoption le 26 mars 2015 de la Résolution sur les Effets du Terrorisme et l'Exercice des Droits de l'Homme (A/HRC/28/L.30) – présentée conjointement au Conseil des droits de l'homme par l'Égypte, la Jordanie, l'Algérie, le Maroc et l'Arabie saoudite – qui contient de nombreuses failles et ne reconnaît pas que la lutte contre le terrorisme doit respecter les normes internationales des droits de l'homme.
La version complète du rapport annuel sera bientôt disponible sur fr.alkarama.org. Entre temps, si vous souhaitez lire la version anglaise ou arabe, veuillez cliquer sur l'encadré à droite à partir de en.alkarama.org ou ar.alkarama.org.
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