Dans son Avis n°62/2021 rendu le 17 novembre 2021, le Groupe de travail de l’ONU sur la détention arbitraire (GTDA) a considéré la privation de liberté des citoyens libyens, Abdelhakim Imbarak Muhammad Ali et Sulaiman Muhammad Salim Sulaiman, comme arbitraire. Les victimes avaient été arrêtées dans le courant de l’année 2016 par les Forces spéciales de dissuasion, milices soutenues par l’État libyen et connues sous le nom de « RADAA », avant d’être placées en détention au centre de détention de Mitiga.
Relevant plusieurs violations des textes internationaux relatifs aux droits de l’homme, dont le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Alkarama avait formulé une demande d’avis au GTDA le 11 août 2021.
1. Rappel des faits:
Abdelhakim Imbarak Muhammad Ali
Ali a été enlevé par des membres de RADAA en pleine rue à Ain Zara (Banlieue de Tripoli), le 16 octobre 2016 à 22 heures. Selon son ami qui se trouvait à ses côtés lors de son enlèvement, les membres de RADAA sont arrivés masqués à bord de plusieurs véhicules. Certains d’entre eux, en tenue militaire et d’autres en tenues civiles, sont ensuite descendus du véhicule et ont encerclé Ali avant de le battre et le forcer à monter dans l'un de leurs véhicules.
Les proches d’Ali qui sont allés s'enquérir de son sort à la suite de son enlèvement ont reçu la confirmation de source informelle qu'il était détenu à l'aéroport international de Mitiga, sous le contrôle des forces du RADAA.
Dans une lettre officielle datée du 25 octobre 2016, le procureur général avait demandé, en vain, à ce que la victime soit présentée devant lui pour enquête ou qu’elle soit libérée. Cinq ans plus tard, Ali n'a toujours pas été présenté à une autorité judiciaire. Il est toujours détenu dans le centre de détention de Mitiga où aucune visite physique n'est autorisée.
Ali ainsi que sa famille ignorent toujours les charges officielles à l'origine de son arrestation. Néanmoins, il a informé ses proches qu'il a été interrogé sur son voyage à Gaza pendant le blocus alors qu'il travaillait pour une mission humanitaire. Si sa famille a essayé d'obtenir des éclaircissements sur son cas, elle n'a pu prendre de mesures supplémentaires par crainte de représailles.
Sulaiman Muhammad Salim Sulaiman
Sulaiman a, quant à lui, été arrêté le 16 mai 2016 par des membres de RADDA alors qu’il se trouvait dans son magasin situé à Khallet Al Furjan (sud de Tripoli). Selon plusieurs témoignages, les membres de RADAA, qui sont arrivés dans plusieurs véhicules civils, armés et le visage masqué, ont encerclé le magasin et se sont jetés sur Sulaiman pour le battre et le forcer à monter dans un de leurs véhicules.
Sur la base de leur modus operandi, la famille de Sulaiman a soupçonné les forces du RADAA d'être à l'origine de cette arrestation. En effet, après quelques recherches, elle a pu découvrir qu’il était détenu à l'aéroport international de Mitiga. La source les a également informés que Sulaiman était accusée d'appartenir à un « groupe religieux extrémiste ».
Après avoir découvert que la victime était en détention à Mitiga, sa famille a fait tout ce qui était en son pouvoir pour obtenir des éclaircissements sur sa situation. Elle a notamment contacté le procureur général qui l'a informé que les forces de RADAA avaient été invitées à présenter la victime pour une éventuelle procédure judiciaire. Cependant, le procureur général n'ait jamais reçu de réponse malgré ses demandes.
Finalement, toutes leurs démarches sont restées vaines et ils n'ont pas eu la possibilité de continuer leurs recherches par crainte de représailles de la part des membres de RADAA.
2. Une détention jugée arbitraire par le Groupe de travail:
Le Groupe de travail a reconnu que la privation de liberté des deux victimes est dépourvue de tout fondement juridique et que les autorités libyennes ont manqué à leur devoir d’informer les victimes, d’une part, des raisons de leur arrestation au moment de celle-ci et, d’autre part, des charges retenues contre elles. Les experts ont également rappelé que « le contrôle judiciaire de la privation de liberté est une garantie fondamentale de la liberté individuelle et est essentiel pour s'assurer que la détention a une base légale ».
Dans son avis, le Groupe de travail a relevé plusieurs violations graves du droit à un procès équitable des deux victimes. La détention prolongée pendant plus de cinq ans « sans perspective de procès » constitue, selon les experts, « une violation manifeste du droit d'être jugé sans retard excessif » et une « atteinte à la présomption d'innocence » garantie par plusieurs instruments internationaux.
Par ailleurs, les autorités libyennes ont été mises en garde contre la violation des garanties juridiques fondamentales en détention et ont été appelées à respecter le droit pour les détenus d’avoir des contacts réguliers avec leurs proches ainsi que leur droit d’accéder, sans délai, à un avocat dès leur détention.
En ce qui concerne le cas de Sulaiman, ciblé pour ses convictions religieuses, le Groupe de travail a relevé que sa privation de liberté est arbitraire car basée sur des motifs discriminatoires.
Pour toutes ces raisons, le Groupe de travail a, dans son Avis rendu le 17 novembre 2021, qualifié d’arbitraire la privation de liberté des deux victimes et a demandé au gouvernement à recevoir des éclaircissements concernant leur situation dans le cadre de la procédure de suivi.
Par la même occasion, les experts ont exprimé leurs préoccupations quant aux détentions arbitraires massives en Libye et ont rappelé que « dans certaines circonstances, l'emprisonnement généralisé ou systématique ou toute autre privation grave de liberté en violation des règles du droit international peut constituer des crimes contre l'humanité ».
Les experts ont, tel qu’il avait été souligné par Alkarama, reconnu la pleine responsabilité du gouvernement libyen au regard des actions de RADAA en vertu du droit international considérant « qu'il est difficile de nier que MM. Ali et Sulaiman ont été privés de liberté par des acteurs étatiques ou par des groupes armés agissant pour le compte ou avec le soutien, direct ou indirect, le consentement ou l'assentiment du gouvernement ». Ils ont ainsi rappelé la nécessité pour le gouvernement de s’attaquer « d'urgence à la prolifération des groupes armés, notamment par le biais du désarmement, de la démobilisation et de la réintégration, et de la mise en place de forces de sécurité nationales placées sous le commandement et le contrôle de l'État ».