Aller au contenu principal
Le 13 septembre 2010, le Comité des droits de l'homme a rendu publiques ses constatations suite à l'examen de la plainte en date du 15 octobre 2007 relative au cas du juge El Abani disparu pendant de longues années à la suite de son arrestation arbitraire en 1990. Il a été libéré par les autorités libyennes en cours de procédure, le 9 avril 2008.

M. Wanis Charef EL ABANI (Al Ouerfeli), âgé aujourd'hui de 62 ans, a exercé en qualité de juge au tribunal de première instance de Benghazi pendant plusieurs années au cours desquelles il a fait l’objet de la part du ministre de la justice de plusieurs avertissements, puis de menaces de destitution pour n’avoir pas déféré à ses consignes à l’occasion des décisions de justice qu’il devait rendre.

Le 19 avril 1990, il a été convoqué, pour des motifs disciplinaires, par le ministre de la justice, Azzedine Al Hinchiri, à Tripoli au siège du ministère. Après lui avoir reproché son attitude contraire à celle que l’on attendait de lui, le ministre lui a signifié qu’il était en état d’arrestation : De fait, des membres des services de la sécurité intérieure l’ont arrêté dans le bureau même du ministre, sans mandat de justice et sans qu’il ne soit informé des causes légales de cette arrestation.

Il a été conduit dans un lieu secret où il a fait l’objet de tortures d’une grande cruauté pendant 03 mois avant d’être conduit à la prison d’Abou Slim (Tripoli). Ce n'est qu'au mois de juin 1996, que son épouse a appris qu’il y était détenu, sans pouvoir toutefois en avoir la confirmation officielle. Ayant sollicité une autorisation de visite, les autorités lui ont répondu qu’il n’était pas détenu.

Mise à part une courte interruption en 1996, M. El Abani a été détenu au secret dans des conditions inhumaines jusqu'en 2001, sans aucun contact avec le monde extérieur ou avec les autres détenus et sans aucune visite familiale ou celle d’un avocat.

Le 19 avril 2001, 11 années après son arrestation, le procureur général militaire lui notifiait officiellement et pour la première fois, l’accusation « d’avoir été en contact téléphonique avec des opposants se trouvant à l’étranger » et « de ne pas en avoir informé les autorités ». Ce n’est que le 15 décembre 2001, à l’occasion de sa présentation devant un juge d’instruction militaire, qu’il a pu, pour la première fois parler avec son épouse, autorisée par le juge, à titre exceptionnel, à communiquer avec lui pendant un quart d’heure avant son audition.

Déféré devant le tribunal militaire, le 01 janvier 2002, il a été condamné, à la suite d’un procès manifestement inéquitable, à une peine de treize (13) années d’emprisonnement en tout : 10 années pour « défaut de dénonciation » et 3 années pour « détention d’explosifs », cette dernière accusation s’étant révélée pour la première fois à la lecture du jugement.

Le 13 mai 2002 et sur appel du parquet militaire, le tribunal supérieur du peuple armé, annulait le premier jugement et renvoyait l’affaire devant une autre juridiction militaire autrement composée. Celle-ci devait confirmer le premier jugement en date du 29 septembre 2002.

M. El Abani avait fini de purger la totalité de la peine à laquelle il avait été condamné le 19 avril 2003. Il n’a cependant pas été libéré et, après cette date, il a été maintenu en détention dans le même établissement pénitentiaire et dans les mêmes conditions.

Dans le courant de l’année 2005, sa famille a introduit une demande de libération devant le tribunal populaire, qui l’a rejetée, au motif que le procureur militaire ne reconnaissait pas que l’intéressé était détenu à la prison d’Abou Slim.

Il faut relever l’absence totale de coopération des autorités libyennes avec le Comité des droits de l’homme dans le cadre de la présente procédure, et ce, en violation de ses obligations internationales. L’Etat partie n’a pas cru en effet devoir apporter de réponse à la plainte de l’auteur, probablement en raison du caractère flagrant et particulièrement grave des violations subies M. El Abani.

Le Comité de l’ONU a donc relevé dans ses constatations un grand nombre de violations du Pacte international relatif aux droits civils et politiques commises par les autorités libyennes. Ainsi il constate que M. El Abani a été maintenu en détention au secret pendant près de 11 ans, de 1990 à 2001 et qu'il n'a pas été libéré en 2003 après avoir purgé la peine prononcée contre lui en 2002. La détention qui suit pour une durée de cinq ans a également été qualifiée par les experts non seulement comme arbitraire mais aussi constitutive du crime de disparition forcée puisque le procureur militaire lui-même a nié sa détention dans la prison d'Abou Slim. Le Comité rappelle que la disparition de la victime constitue aussi une forme de torture pour sa famille.

L'organe onusien relève également que M. El Abani a été victime de tortures durant les trois premiers mois de sa détention secrète, allégation que les autorités libyennes n'ont pas réfutée. Il observe que la victime n'a été jugée que 11 ans après son arrestation, qu'elle n'a jamais eu accès à son dossier pénal, qu'elle a comparu devant un tribunal militaire lors d'un procès à huis clos alors qu'elle avait qualité de civil et que les autorités n'ont pas justifié le recours à un tel tribunal. En conséquence, l'organe onusien considère que le droit à un procès équitable a été violé.

Le Comité de l’ONU demande aux autorités libyennes de lui transmettre dans un délai de 6 mois (180 jours) des informations sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations en particulier en matière de possibilité de recours utile et exécutoire lorsqu'une violation a été établie. Il requiert également des autorités libyennes qu’elles rendent publiques la présente décision.

Ces constations sont accompagnées de deux opinions individuelles d'experts du Comité. L’expert tunisien, M. Abdelfattah Amor pose la question de la recevabilité de la communication au nom de la mère, des deux sœurs et cinq frères qui ont requis l'anonymat et n'ont pas fourni de procuration. Celle-ci avait toutefois été présentée au nom du fils de la victime.

L’opinion individuelle de l’expert argentin M. Fabiàn Omar Salvioli, est quant à elle particulièrement intéressante en ce qu'il soulève une question de fond posée par les textes régissant la pratique du Comité dont il déplore l'interprétation du Pacte quant au jugement de civils par des tribunaux militaires. Selon l'expert, le Comité aurait du clairement en établir l'incompatibilité avec l'article 14 du Pacte. Il remarque à juste titre que si le Pacte n'interdit pas le jugement de civils par des tribunaux militaires, il ne l'autorise pas non plus explicitement puisqu'il ne l'évoque à aucun moment. Il va jusqu'à proposer une modification de l'Observation n° 32 à laquelle se réfère le Comité pour réaffirmer que le Pacte n'interdit pas ces jugements.