«Ma libération de Guantánamo? Je n'y ai vraiment cru qu'à Khartoum, peu après mon atterrissage, quand j'ai vu mon fils de 8 ans entrer dans la chambre d'hôpital. Vous savez, ce n'était qu'un bébé de quatorze mois quand on m'a arrêté, le 15 décembre 2001...» Sami Elhaj le dit d'une voix calme et posée. Sans colère. ni résignation. Après six ans et demi de cauchemar, le journaliste soudanais de la chaîne Al-Jazira a été libéré le 1er mai dernier. Cette semaine, il est venu dénoncer à Genève, «ville des droits de l'homme», ses longues années de détention sans avoir jamais été inculpé ou reconnu coupable de quoi que ce soit. Une expérience qu'il a confiée à l'ONU, au CICR, à la diplomatie suisse... puis bien sûr à ses confrères de la presse.
Vous avez été arrêté au Pakistan, sur la frontière afghane.Que faisiez-vous là?
Avec cinquante autres journalistes, je retournais en Afghanistan, suite à la chute des talibans. Dans un premier temps, j'avais couvert la guerre depuis leur fief de Kandahar, où Al-Jazira m'avait envoyé le 11 octobre 2001 pour travailler comme cameraman. Mais ensuite, c'était devenu trop dangereux, alors je m'étais réfugié au Pakistan. Après leur renversement, j'ai naturellement voulu retourner sur le terrain. Mais les douaniers ont vu pour qui je travaillais et m'ont arrêté. Les services de renseignement pakistanais m'ont détenu. Puis le 7 janvier 2002, j'ai été remis aux Américains et transporté sur la base de Bagram, puis Kandahar. Pour cinq mois. Le 13 juin, je débarquais à Guantánamo.
Que vous reprochait-on?
Tout ce qui les intéressait, c'était Al-Jazira. Ils voulaient savoir d'où venaient les cassettes de Ben Laden. Si c'est moi qui les avais filmées. Si je les avais transmises. Si je savais comment Al-Qaïda les faisait parvenir à la chaîne. Sur ma vie, ils ne demandaient presque rien. Après quelques jours, on me disait que je serais bientôt libre. Ils me le répétaient après quelques semaines. A mon arrivée à Guantánamo, ils disaient que je serais le premier détenu à en sortir... J'ai fini par me mettre en grève de la faim. Ils m'ont nourri de force, par un tube dans le nez.
Pourquoi votre libération a-t-elle autant tardé?
D'abord ils voulaient recueillir le plus d'information possible sur Al-Jazira. Ensuite, ils m'ont proposé d'espionner la chaîne. Contre de l'argent et la nationalité américaine. J'ai refusé, je suis journaliste. Mais surtout, j'avais peur. Si Al-Qaïda avait vent de l'affaire, j'étais un homme mort. Et ma famille avec. Mais tout ça s'est passé en 2002. Après, je crois qu'ils avaient peur que je parle...
Peur que vous parliez de quoi?
De ma détention! Comme je refusais d'espionner, ils m'ont mis dans une cellule qui mesurait 1 mètre de large et 2 mètres de long. Il y avait un matelas très fin, des toilettes turques et un robinet d'eau. J'y ai vécu la plus grande partie des six ans. Parfois, on m'a mis à l'isolement, nu dans une cellule froide et sans lumière du jour. Nous n'avions droit à rien. Sauf le Coran. Mais nous le refusions, car ils s'asseyaient dessus, les couvraient d'insultes, déchiraient des pages qu'ils jetaient aux toilettes...
Le plus dur, c'est qu'on faisait tout pour nous empêcher de dormir. La lumière restait allumée 24 heures sur 24. Des couvertures étaient distribuées à 10 h le soir, puis récupérées le matin à 5 h. Il ne fallait jamais qu'elles couvrent les mains ou le visage, sans quoi on nous hurlait dessus.
Avez-vous été frappé ou avez-vous subi des tortures physiques?
Durant les interrogatoires, par exemple, ils frappaient ma tête contre le sol.
Receviez-vous des visites?
Seulement du CICR. Et des lettres de ma famille, caviardées et avec des mois en retard. Quand un docteur passait, il nous glissait des médicaments par une petite lucarne. Pas question de nous ausculter. Nous étions coupés du monde extérieur. Sans aucun droit. Sans aucun futur. Nous étions tous déboussolés. J'en connais qui ont perdu la raison.
Qu'allez-vous faire maintenant?
Je travaille à Doha. Al-Jazira m'a chargé de placer sur le site web des informations sur les droits de l'homme.
Barack Obama et John McCain ont promis de fermer Guantánamo, qui compte 269 prisonniers (500 autres ontété libérés depuis son ouverture en 2002). L'avocat américain de Sami Elhaj affirme que les Etats-Unis détiendraient des milliers de prisonniers dans des prisons secrètes.
© Tribune de Genève, 27 juin 2008.