Le 12 février 2016, Alkarama a soumis son rapport au Comité des disparitions forcées (CDF) des Nations Unies dans le cadre de l'examen initial de la Tunisie qui se tiendra à Genève les 7 et 8 mars 2016. Malgré des avancées majeures en matière de droits de l'homme depuis la révolution de 2011 − telle que la ratification de Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées (CIPPDF) – ces acquis risquent d'être compromis en raison du retour à certaines pratiques liberticides propres à l'ancien régime au nom de la lutte antiterroriste.
Contexte sécuritaire préoccupant
L'année 2015 a été marquée par une série d'attentats meurtriers, à la suite desquels la Tunisie a fait primer des considérations sécuritaires sur le respect des droits fondamentaux. Dans le sillage des deux attaques terroristes au musée du Bardo et dans la station balnéaire de Sousse, le 25 juillet 2015 l'Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) a adopté la loi organique n°22/2015 relative à la lutte contre le terrorisme. Sur de nombreux aspects, cette nouvelle loi est plus répressive que la loi antiterroriste n°2003-75 promulguée au temps de Ben Ali. Plusieurs dispositions de ladite loi prévoient une garde à vue pouvant aller jusqu'à 15 jours, bien au-delà des standards internationaux de 48 heures préconisés par le Comité des droits de l'homme (CDH). Alkarama n'a pas manqué de souligner que cette réforme aggravait davantage les risques de détention au secret.
La détention au secret et ses dérives
Même si le délai légal de garde à vue est généralement respecté, la pratique de la détention au secret, bien ancrée dans le pays, conduit elle-même à d'autres abus, tels que la torture et autres traitements cruels et inhumains, malgré la ratification par la Tunisie de la Convention contre la torture (UNCAT) en septembre 1988.
Torture
Les personnes soupçonnés de terrorisme sont en effet déjà quasi invariablement détenues au secret durant les premiers jours de leur détention, durant laquelle elle sont soustraites à la protection de la loi et torturées dans le but de leur faire signer des confessions qui seront utilisées par la suite comme preuves à charge lors de leurs procès. Dans son rapport, Alkarama a rappelé les cas d'hommes et de femmes ainsi soustraits à la protection de la loi durant leur garde à vue, tels que celui de Zied Younès, un ingénieur de 25 ans arrêté le 10 septembre 2014 par la Brigade antiterroriste et torturé par les services de sécurité et les gardiens de prison lors de sa garde à vue de six jours au terme de laquelle il a été forcé de signer des aveux sans même pouvoir les lire; de Hanene Chaouch, une jeune bénévole militant en faveur des orphelins arrêtée le 29 octobre 2014 pour « non dénonciation d'activités terroristes » et torturée, y compris privée de sommeil, violemment battue, électrocutée et menacée de viol durant sa détention au secret de six jours; ou de Mohammed Al Ferchichi, un ouvrier de 36 ans arrêté le 28 octobre 2014 pour prétendue appartenance à une organisation incitant au terrorisme et possession d'armes à feu, également victime des pires sévices, y compris brûlé, fouetté et abusé sexuellement durant sa détention au secret de six jours au terme de laquelle il a également été forcé de signer un procès-verbal sans être autorisé à le lire. Dans tous ces cas, le juge d'instruction s'est contenté de constater les traces visibles de torture sans pour autant ordonner une enquête.
Disparition forcée
Circonstances aggravantes, l'État partie viole régulièrement les dispositions de l'article 18 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées (CIPPDF) qui garantit notamment à la famille de toute personne arrêtée de connaître le sort de leur proche, son lieu de détention ainsi que l'identité des forces qui le détiennent. Ainsi, Radhouane Gharsalloui, un père de 38 ans enlevé par la brigade antiterroriste le 30 novembre 2014 dans le cadre d'une vaste campagne de répression menée par les services de sécurité, a été detenu au secret pendant six jours. Le même jour et dans les mêmes circonstances, plusieurs autres personnes ont été arrêtées dans la région, parmi lesquelles, l'un des cousins de Gharsallaoui, dont la famille ignore également le sort. Il est important de remédier à cette situation dans les plus brefs délais en réduisant la période légale de garde à vue, sans distinction basée sur les infractions en cause et en la soumettant à un véritable contrôle judiciaire.
Bien que partiellement, le projet de loi n°13/2013 adoptée le 2 février 2016 par l'ARP semble s'orienter vers cette solution, introduisant les garanties procédurales nécessaires au respect des droits des personnes gardées à vue. Les dispositions de cette loi prendront effet à compter du 1er juin 2016. Dans les affaires de droit commun, le texte réduit la durée légale de garde à vue à 48 heures maximum, renouvelable une fois, et permet au détenu de rencontrer un avocat. En revanche, les personnes poursuivies pour terrorisme pourront toujours être interrogées pendant 15 jours avant d'être présentées devant une autorité judiciaire, et n'auront le droit de voir un avocat qu'au terme de 48 heures de détention. Il aurait été judicieux de remédier à cette lacune en réduisant la période légale de garde à vue sans distinction basée sur les infractions en cause.
Recommandations
Dans le but de remédier à ces graves violations des obligations internationales de la Tunisie, Alkarama a soumis une série de recommandations à l'attention de l'État. Entre autres, Alkarama appelle la Tunisie à:
- Relever la nécessité du droit tunisien d'ériger en infraction spécifique le crime de disparition forcée, conformément à l'article 4 de la CIPPDF, instaurant une peine spécifique à la gravité de ce crime. En effet, bien que les dispositions de la CIPPDF puissent être invoquées directement devant les tribunaux, de l'aveu même des autorités, les juges et les avocats ne sont pas suffisamment formés pour interpréter correctement les normes internationales relatives aux droits de l'homme.
- Reconnaître la compétence du Comité contre les Disparitions Forcées (CDF) à recevoir des communications individuelles au cas où la victime ou ses ayants droits auraient épuisé les voies de recours internes dans le but de mieux lutter contre l'impunité.
Alkarama avait déjà contribué à la préparation de cet examen à travers sa liste de questions au CDF le 12 juin 2015 et aura l'occasion de réitérer les inquiétudes soulevées dans ce rapport alternatif auprès des experts du Comité dans le cadre d'un briefing de pré-session − qui se tiendra le 7 mars 2016 – en espérant que le débat qui aura lieu ensuite entre les experts du CDF et la délégation officielle de l'État tunisien contribuera à la mise en place d'une réelle politique de prévention de la disparition forcée.
Cet article a été modifié le mardi 8 mars 2016.
Pour plus d'informations ou une interview, veuillez contacter l'équipe média à media@alkarama.org (Dir: +41 22 734 1008)