Le 18 décembre 2023, l’Association des Victimes de la Torture en Tunisie (AVTT) et Alkarama ont soumis une contribution conjointe au Comité des droits de l’homme des Nations Unies dans le cadre de la procédure de suivi des recommandations formulées par le Comité à l’issue du 6ème examen périodique de la Tunisie relativement à la situation générale des droits de l’homme dans le pays.
Le Comité des droits de l’homme, chargé de contrôler l’application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques par les États parties, a procédé à l’examen du rapport de l’État, soumis avec un retard considérable, au cours de sa 128ème session les 3 et 4 mars 2020.
Alors que les observations finales des experts ont été publiées le 27 mars 2020, la Tunisie a été appelé, conformément au paragraphe 1 de l’article 75 du règlement intérieur du Comité, à « faire parvenir, le 27 mars 2022 au plus tard, des renseignements sur la suite qu’elle aura données aux recommandations formulées aux paragraphes 8 (Cour constitutionnelle), 30 (État d’urgence et lutte contre le terrorisme) et 48 (Liberté de réunion pacifique et usage excessif de la force par des agents de l’État). »
Le Comité des droits de l’homme contrôlera la mise en œuvre effective de ces recommandations au cours de sa prochaine session qui se déroulera du 4 au 28 mars 2024.
C’est dans ce contexte qu’Alkarama et l’AVTT ont soumis leur rapport de suivi dans lequel elles ont apporté des informations relatives à l’implémentation sur le terrain de ces principales recommandations.
Le retard de formation de la Cour constitutionnelle
Bien que plus d’une année se soit écoulée depuis l’approbation de la nouvelle constitution du président, M. Kaïs Saïed, à l’issue du référendum du 25 juillet 2022, la Cour constitutionnelle tunisienne n’a toujours pas été créée.
Pour justifier ce retard, la Tunisie a, dans son rapport de suivi, invoqué différents « obstacles » dont, principalement, des difficultés liées à l’élection des membres de la Cour constitutionnelle ayant nécessité des modifications de la loi organique n°50 de 2015, le fait que le Président de la République n’ait pas été en mesure de signer la loi organique révisée sous prétexte de l’expiration du délai constitutionnel d’un an prévu pour la création de la Cour et, enfin, des circonstances exceptionnelles prévalant depuis le 25 juillet 2021.
Dans leur contribution, Alkarama et l’AVTT ont indiqué que le retard rencontré dans la création de la Cour constitutionnelle, processus pourtant simple ne nécessitant aucune disposition préalable, découle en réalité des problèmes que rencontre le pouvoir judiciaire et plus spécifiquement le corps des magistrats en Tunisie.
Il a été rappelé qu’après avoir dissous le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), organe chargé de garantir le bon fonctionnement de la justice et l’indépendance des autorités judiciaires créé en 2016, le président a, le 13 février 2022, signé un décret-loi portant création d'un CSM « provisoire » et a directement nommé ses membres s’attribuant de facto le contrôle absolu de cette institution.
Par ailleurs, accusés de corruption et de diverses infractions à la loi pénale, plus d’une cinquantaine de juges ont ainsi été limogés par le président, en violation totale des garanties prévues par l’article 14 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques, ratifié par la Tunisie en 1969.
Parmi eux, M. Bechir AKREMI, magistrat tunisien suspendu et victime d'intimidations et de graves représailles dans l'exercice de ses fonctions, dont le cas a été soumis par l’AVTT et Alkarama courant février 2023, au Rapporteur spécial de l'ONU sur l'indépendance des juges et des avocats. En dépit de l’annulation des décisions de révocation par la justice tunisienne, les magistrats, qui font l’objet de multiples actes d’intimidations n’ont jamais été réintégrés dans leur fonction par les autorités qui refuse d’exécuter ces décisions.
Ces multiples représailles subies par les membres du corps judiciaire s’inscrivent dans un contexte de violation totale du principe de la séparation des pouvoirs par le président qui s’impose aujourd’hui comme l’unique source de tous les pouvoirs et légifère par voie de décrets. Ces graves dysfonctionnements constituent ainsi les principaux obstacles à la création d’une Cour constitutionnelle en Tunisie.
Prorogation indéfinie de l’État d'urgence
L’état d'urgence en Tunisie entré en vigueur, pour la première fois le 24 novembre 2015 a, depuis lors, été systématiquement prolongé. Préoccupés par cette situation, il avait été recommandé à la Tunisie par les experts du Comité d’ « envisager de mettre fin à la prolongation continue de l'état d'urgence.» En dépit de cette recommandation, l’état d’urgence a encore été prolongé depuis à plusieurs reprises et, au début de l’année, par un décret présidentiel en date du 30 janvier 2023 qui l’a reconduit jusqu’au 31 décembre 2023.
Il a été souligné dans notre rapport que l’article 5 du décret n°50 de 1978, qui autorise le ministre de l'intérieur à assigner à résidence toute personne dont les activités ou les mouvements sont considérés comme une menace pour la sécurité publique, élargit considérablement le champ d’application du décret par l’utilisation de termes vagues et imprécis ouvrant ainsi la voie à l’incrimination par les autorités d’actes qui peuvent relever des libertés fondamentales. En effet, attribuer au ministre de l’Intérieur la compétence d’assigner à résidence toute personne suspecte aux yeux des autorités est d’autant plus inquiétant que le pouvoir exécutif est aujourd’hui totalement placé sous la seule autorité du chef de l’état. A noter que l’actuel ministre de l’Intérieur, M. Kamel Feki, ancien préfet de Tunis, est connu pour sa proximité au président Kais.
Les cas documentés par Alkarama depuis le dernier examen de la Tunisie à ce jour, ont montré que cette mesure, régulièrement invoquée pour tenter de justifier des privations arbitraires de liberté concernant d’anciens ministres ou responsables politiques, est utilisée en violation totale des principes de proportionnalité et de nécessité.
Lutte contre le terrorisme et violations des droits fondamentaux
En ce qui concerne la mise en œuvre des recommandations finales concernant la loi n°26/2015 relative à la lutte contre le terrorisme, il est significatif que la Tunisie n’apporte dans son rapport aucune précision sur les mesures adoptées pour veiller à ce que toute restriction des droits des personnes soupçonnées ou accusées de terrorisme ne soit pas arbitraire et qu'elle soit légale, nécessaire et appropriée.
La législation antiterroriste interne suscite les plus vives préoccupations en ce qu’elle contient, d’une part, une définition vague et imprécise du terrorisme, et, d’autre part, en raison de son utilisation abusive par l’Etat partie pour criminaliser des comportements liés à l'exercice du droit à la liberté d'expression ou de réunion pacifique.
La récente privation de liberté de M. Rached GHANNOUCHI, président du parlement tunisien et chef du mouvement politique de l’opposition, Ennahda, condamné le 15 mai dernier, à un an de prison sous prétexte d’« apologie du terrorisme » illustre le recours abusif des autorités tunisiennes à cette législation problématique.
Les deux ONG n’ont pas manqué de rappeler que l’article 30 de la loi antiterroriste incrimine l’« apologie du terrorisme » sans définir clairement ce crime, ce qui permet aux autorités d’arrêter et de poursuivre des actes pacifiques relevant de l’exercice des libertés fondamentales et en particulier de la liberté d’opinion et d’expression.
En conclusion, il a été noté que la Tunisie n’a pris aucune mesure pour mettre en œuvre les importantes recommandations formulées par les experts du Comité démontrant ainsi l’absence de volonté politique de l’état partie de respecter ses engagements internationaux.