Le 12 décembre 2013 vers 16h30, un cortège nuptial comprenant 14 véhicules et 70 passagers a été la cible d'une attaque de drone qui a tiré de 4 missiles. Bilan : 12 morts et 13 blessés.
Les représentants d'Alkarama accompagnés du responsable de la Ligue des familles de victimes des frappes de drones se sont rendus le 18 et 19 décembre 2013 sur place, une route proche de 'Aqaba Za'j dans la commune de Wuld Rabi' (20 000 habitants), dans le district de Radaa situé dans le gouvernorat d'al-Baydha Ils ont également rencontré des familles de victimes et des survivants à Yakla, leur village d'origine.
Un drone – 4 missiles
Après les festivités au domicile de la mariée situé dans le village al-Surmia Dhi Kaleb, dans la commune al-Quraishia, les époux et leur escorte se sont rendus vers le village du marié, Yakla, distant de 30km du lieu de l'attaque et à 70 km de la ville de Radaa, en empruntant une piste difficilement praticable. Près de 10 km plus loin, le pneu d'une des voitures ayant crevé, les 14 voitures se sont arrêtées, quand soudain un drone s'est rapproché dangereusement du convoi. Le conducteur d'un Landcruiser, Salem 'Abdallah al-'Amiri, qui avait aperçu quelques secondes avant la frappe un scintillement dans le ciel et distingué le bruit amplifié du drone volant à basse altitude, a avisé les passagers de quitter le véhicule Celui-ci a été frappé de plein fouet provoquant quatre morts et trois blessés parmi les passagers de sa voiture, tandis que lui, miraculeusement en est sorti sain et sauf. Puis deux autres missiles se sont abattus au même endroit formant deux cratères dans la piste. Les quatre voitures les plus proches de l'explosion ont été endommagées par l'incendie qui s'est rapidement propagé.
Un corps a été totalement déchiqueté, les autres victimes ont été propulsées vers l'extérieur des véhicules ou ont été tuées et blessées par des éclats de missiles. Certains survivants rapportent que l'un des missiles a explosé en l'air avant d'atteindre la voiture, causant un grand nombre de victimes. Le drone a continué de survoler le lieu pendant près de deux heures entravant les secours qui craignaient de nouvelles attaques.
Le marié, 'Abdallah Mabkhut al-'Amiri, âgé de 65 ans, et sa nouvelle épouse ont été légèrement blessés mais son unique fils, qui subvenait aux besoins de la famille, a été tué. Le chef de tribu de la région Yakla, 'Abdallah bin Muhamed al-Tissi, a également subi des blessures tandis qu'un de ses fils a également été tué dans l'attaque. Il explique qu'il a soutenu la révolution des jeunes en 2011, un autre de ses fils a d'ailleurs été blessé lors de la répression féroce qui s'est abattue contre les manifestants: « J'espérais qu'un véritable changement nous libérerait de la corruption, la marginalisation et le sous-développement dont est victime une grande partie du pays. Mais je ne savais pas qu'un président allait venir et mépriser notre dignité avec des drones américains et qui n'a aucun respect pour le sang sacré des Yéménites ».
Une des régions les plus défavorisées
Les victimes de l'attaque ont à leur charge des familles nombreuses qui vivent dans une province pauvre et démunie de toute infrastructure de base. Dans cette région montagneuse à plus de 2000 m d'altitude et distante d'environ 300 km de la capitale Sanaa, les habitants survivent grâce à l'élevage de mouton, la culture du Qat et l'aide de proches travaillant en Arabie Saoudite. Le manque de pâturages provoque des conflits armés entre tribus ce qui explique la prolifération d'armes et l'Etat, absent, ne remplit pas son rôle de médiateur.
Les populations ne disposent pas d'eau propre à la consommation, ni d'électricité, de services médicaux et d'éducation. Le seul établissement scolaire de la commune de Yakla, une école primaire composée de trois classes pour près de 200 élèves originaires de huit villages, a été déserté par les enfants et les instituteurs depuis que les drones survolent en permanence les lieux et ce depuis plus de deux ans. L'unique dispensaire devant desservir plusieurs villages a été construit il y a sept ans sans avoir jamais été mis en fonction. Quant à la piste qui relie Yakla à Radaa, ce sont les habitants qui l'ont aménagée.
Entre l'absence d'institutions étatiques et la corruption endémique, les rares projets gouvernementaux sont voués à l'échec. En raison des vols de drones, le réseau de téléphonie mobile est constamment perturbé et totalement absent sur le lieu attaqué le 12 décembre. La menace constante que font peser les drones et la multiplication de leurs attaques renforcent les problèmes socio-économiques et politiques et entraînent une détérioration des relations avec le pouvoir central incapable de protéger ses citoyens.
Quelle n'a été la surprise des représentants d'Alkarama de voir des sacs de blé sur lesquels figure le drapeau américain distribués dans le cadre du programme alimentaire des Nations-Unies. Les familles de victimes de frappes de drone rapportent que l'aide alimentaire a précédé les frappes. L'un des habitants commente avec sarcasme : « L'Amérique nous donne un sac de blé, et avec chaque sac un missile. Les victimes n'auront pas l'occasion de pétrir la pâte de ce blé. »
La colère gronde dans la population
Les frappes de drones exaspèrent une population qui ne subit pas pour la première fois une telle attaque. Rappelons que le 2 septembre 2012, 14 personnes revenant du marché ont été touchées lors d'une frappe. Douze d'entre elles, dont deux enfants et une femme, sont décédées. La région de Radaa a fait l'objet de nombreux bombardements américains par le passé. Des régions entières sont sous la surveillance permanente des drones affectant gravement la vie quotidienne des habitants.
Les pouvoirs publics n'ont pris aucune mesure pour venir en aide aux victimes et leurs familles lors de l'attaque du 12 décembre. Ils n'ont dépêché aucun secours et n'ont diligenté aucune enquête. En l'absence de représentants de l'Etat, aucune démarche n'a pu être entreprise. Les dépouilles pour lesquelles aucune morgue n'a été trouvée à Radaa permettant leur conservation, ont du être enterrées rapidement sans certificat de décès constatant les causes de la mort. Face à cette indifférence, les habitants ont organisé des barrages sur la route principale et un rassemblement à Radaa afin de présenter leurs doléances aux responsables politiques de Sanaa.
Les autorités ont finalement réagi en envoyant une délégation sur place dirigée par un représentant du gouvernorat d'al-Baydha et le chef de la 7e région militaire dans le but de calmer les protestataires. C'est dans cet esprit qu'ils ont obtenu 100 fusils et 40 millions de Riyal (environ 110'000 USD) destinés aux frais d'enterrement. Après des excuses non-officielles adressées aux familles des victimes, un « cessez-le-feu » entre les tribus et le gouvernement a été conclu pour la durée d'un mois durant lequel un accord relatif aux dédommagements doit être négocié. Les habitants veulent également imposer une interdiction de vols de drones sur leur territoire.
Ce geste des autorités qui peut être interprété comme une reconnaissance implicite de leur responsabilité dans le drame qui a endeuillé la région est en contradiction avec leurs déclarations officielles. L'objet de la rencontre avec les chefs de tribus locales n'a d'ailleurs pas été rapporté publiquement, l'agence de presse gouvernementale se fait au contraire l'écho le 14 décembre 2013 de la nécessité du renforcement de la sécurité et de la coordination entre les différents services de sécurité et l'armée dans la région afin d'améliorer l'échange d'informations et d'empêcher l'entrée d'armes à Radaa. Une deuxième réunion entre responsables gouvernementaux, militaires locaux, chefs de tribus et personnalités a été organisée le 15 décembre afin de renforcer la coopération dans la lutte contre l'extrémisme et le terrorisme.
Frappe ciblée ou erreur ?
Deux sources officielles des Etats-Unis et l'une du Yémen affirment que la frappe ciblait Shawqi 'Ali Ahmed al-Badani, soupçonné d'avoir fomenté des attaques sur des ambassades américaines durant l'été 2013. Depuis 2008, ce dernier figurerait sur une liste yéménite des personnes les plus recherchées. Il aurait été blessé lors de cette attaque mais serait parvenu à s'enfuir. Les responsables américains démentent que des civils ont été ciblés et affirment que les 12 tués étaient des combattants d'al-Qaida. Or les témoins et les familles sont formels : Les hommes du convoi parmi lesquels les 12 morts et 13 blessés, tous appartenant aux familles al-Tissi et al-'Amiri, ne sont pas membres d'al-Qaida.
Le New York Times a rapporté que l'attaque avait été exécutée par des militaires sur ordre du Pentagone à partir de la base militaire américaine de Djibouti. Officiellement l'administration américaine n'a fourni aucune explication sur cette frappe et son objectif. Dans sa présentation de la « stratégie globale de lutte contre le terrorisme » lors de son fameux discours du 23 mai 2013, le président américain Barack Obama avait annoncé vouloir appliquer des règles plus strictes afin d'éviter des victimes civiles. Certains observateurs ont interprété ce discours comme l'expression d'une volonté d'imposer une plus grande transparence dans la guerre secrète menée par les Etats-Unis en particulier dans des pays contre lesquels ils ne sont pas en guerre. Force est de constater que l'attaque de drone du 12 décembre correspond à celles qui l'ont précédé : les suspects visés ne sont pas officiellement nommés, aucune charge concrète n'est retenue contre eux, les civils ne sont pas épargnés, aucune responsabilité n'est endossée par le gouvernement américain qui n'engage aucune enquête et ne fournit aucun dédommagement aux rescapés et les familles de victimes.
Le parlement adopte une résolution courageuse
Le 15 décembre 2013, le Parlement yéménite s'est saisi de l'affaire et a exprimé clairement son refus catégorique des frappes de drones américains sous prétexte de lutte contre des éléments d'al-Qaida. Il a décidé l'adoption d'une résolution dans le but « de contraindre le gouvernement à interdire le survol du territoire par des drones et de protéger la souveraineté du territoire ». Le 16 décembre, le sujet est de nouveau débattu au Parlement et le texte est complété par la recommandation suivante : « Les forces armées et de sécurité doivent accomplir leur devoir consistant à poursuivre les éléments terroristes, les arrêter afin de les présenter devant la justice ».
C'est la première fois que le Parlement adopte un texte qui, s'il n'est pas contraignant souligne toutefois clairement l'opposition des députés aux attaques de drones américains dans le pays mais également la responsabilité des autorités yéménites.
Il faut rappeler que la Conférence de dialogue national avait elle aussi adopté une décision de criminalisation de « l'utilisation des drones et des missiles guidés et les exécutions extrajudiciaires ». Si cette décision est votée, elle deviendra contraignante pour le président et le gouvernement après les élections législatives et présidentielles prévues au mois de février 2014.
Tandis que les Etats-Unis poursuivent leur guerre des drones, l'Assemblée générale de l'ONU s'est enfin consacrée au sujet au mois d'octobre 2013. Le 26 Décembre, le Rapporteur spécial des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Christof Heyns a pris position, soulignant la nécessité d'une reddition de comptes au sujet de ces incidents, en déclarant que « si des drones armés doivent être utilisés, les États sont tenus de respecter le droit international humanitaire et indiquer le fondement juridique de leur action et les critères choisis pour la justifier ».
M. Heyns a également appelé les États-Unis et le Yémen à reconnaitre leur responsabilité éventuelle, et si elle avérée, à expliquer la nature des critères choisis, à officialiser le nombre de civils tués et à annoncer leur intention d'indemniser les familles des victimes.
Alkarama a publié au mois d'octobre 2013 un rapport sur les attaques de drones américains au Yémen : Yémen/Etats-Unis: License to kill; Pourquoi la guerre des drones américaine au Yémen viole le droit international
ANNEXE :
Attaque de drone dans le district de Radaa le 12 décembre 2013
Liste des morts
Nom | Age | État civil | Résidence | Profession | |
1 | 'Arif Ahmed Muhamed Hussein al-Tissi | 30 | marié, 7 enfants | al-Jashm, Yakla, Walad Rabi' | agriculteur |
2 | 'Ali 'Abdallah Muhamed Ahmed al-Tissi | 35 | marié, 4 enfants et épouse enceinte | al-Jashm, Yakla, Walad Rabi' | agriculteur |
3 | Shayef 'Abdallah Saleh Mabkhut al-'Amiri | 20 | marié, 3 enfants | al-Ghayil, Yakla, Walad Rabi' | agriculteur |
4 | Mas'ad Dhayfallah Hussein Saleh al-'Amiri | 30 | 2 épouses, 5 enfants, une famille de 18 membres à sa charge | al-Ghayil, Yakla, Walad Rabi' | agriculteur |
5 | Mutlaq Hamud Muhamed al-Tissi | 38 | marié, 7 enfants | al-Jayf, Yakla, Walad Rabi' | Ouvrier dans le bâtiment en Arabie Saoudite |
6 | Hussein Muhamed Saleh al-'Amiri | 60 | 3 épouses, 20 enfants | al-Ghayil, Yakla, Walad Rabi' | agriculteur |
7 | Saleh Mas'ad 'Abdallah al-'Amiri | 35 | 2 épouses, 6 enfants | al-Ghayil, Yakla, Walad Rabi' | Agriculteur et berger |
8 | Muhamed Ali Mas'ad Abdallah al-'Amiri | 20 | 1 enfant, épouse enceinte | al-Ghayil, Yakla, Walad Rabi' | agriculteur |
9 | Zeydan Muhamed Saleh al-'Amiri | 40 | marié, 6 enfants, sa mère et 4 sœurs à sa charge | al-Ghayil, Yakla, Walad Rabi' | Soldat dans la sécurité centrale |
10 | Salem Muhamed 'Ali Hussein al-Tissi | 43 | marié, 6 enfants | al-Ghayil, Yakla, Walad Rabi' | agriculteur |
11 | Hussein Mohamed Dhayfallah al-Tissi | 65 | 2 épouses, 7 enfants | al-Rawdha, Yakla, Walad Rabi' | agriculteur |
12 | Saleh 'Abdallah Mabkhut al-'Amiri | 25 | 2 enfants, épouse enceinte, 6 sœurs à sa charge | al-Ghayil, Yakla, Walad Rabi' | agriculteur |